jeudi 1 novembre 2012

Sur la montagne des Jaïns

Après quelques jours paisibles à Bodhgaya, nous quittons l’État du Bihar pour celui du Jharkhand plus au Sud. Dans le train, nous n'avons pas de places réservées ; un Indien m'invite gentiment à partager sa banquette en hauteur et engage la conversation. 

Il est pasteur, converti de l'hindouisme au christianisme et m'explique que la plupart des gens dans ce wagon reviennent comme lui d'une grande rencontre de jeunesses chrétiennes à Delhi. Il déplore que les hindous sont idolâtres et superstitieux et qu'il y a encore des endroits où les veuves sont brûlées sur le bûcher de leur mari. Il me parle du fondamentalisme hindou qui menace les minorités religieuses comme les chrétiens et les musulmans, mais que sinon les gens s'entendent bien entre fidèles de différentes religions. Louis m'expliquera plus tard qu'en Inde, les Chrétiens sont soit des classes sociales aisées héritières de la coopération avec les Britanniques, soit des populations très pauvres, comme les adivasis (peuples autochtones des forêts) qui, en étant obligés de rentrer dans le système officiel indien, ont dû choisir une « vraie » religion (l'animisme n'étant pas reconnu). Le christianisme est pour eux la religion la moins contraignante sur le plan social (pas de caste) et alimentaire (permission de manger de la vache et du porc notamment).
En arrivant à la gare de Parasnath, nous sentons tout de suite que le lieu ne reçoit pas beaucoup de voyageurs étrangers. On nous dévisage et on nous demande si nous sommes « jaïns ». En effet, ici, c'est un lieu de pèlerinage important des adeptes du jaïnisme. Leur lieu saint est en haut d'une montagne que nous allons gravir avec eux. L'occasion de vous parler, après l'hindouisme et le bouddhisme, d'une autre religion de l'Inde, très particulière.
Apparue comme le bouddhisme en réaction aux excès ritualistes de l'hindouisme, au 6e siècle avant JC, les jaïns ont développé une religion propre dont la pierre angulaire éthique est l'ahimsa, la non-violence. Celle-là même que reprendra Gandhi en élargissant son concept à l'action politique. Le principe de non-violence des jaïns en fait une religion très respectée des autres Indiens. Il s'associe à une recherche de pureté intérieure (combat contre soi-même, attention aux autres) et extérieure (propreté) assez jusqu'au-boutiste. Ainsi par exemple, les jaïns sont hyper-végétariens et leur souci de ne tuer aucun animal, y compris les insectes, va jusqu'à écarter de leur alimentation les légumes poussant sous terre, afin de ne pas déranger la vie animale en les arrachant. De même, ils ne mangent pas après le coucher du soleil pour éviter d'avaler des insectes par mégarde. Leur souci de l'hygiène est extrême, ce qui contraste fortement avec les standards indiens. Cette recherche de pureté originelle va pour certains orthodoxes jusqu'à vivre totalement nus et à balayer constamment devant eux pour ne pas écraser d'êtres vivants en marchant (on en a croisé un sur le bord de la route).
C'est donc dans leur univers que nous arrivons avec nos gros sabots et gros sacs à dos, afin de nous rendre aussi en haut de la montagne de Parasnath, belle chaîne montagneuse boisée surmontée de plein de petits temples blancs (la couleur des jaïns) en haut de chaque pic. Joseph et moi partons à 3h du matin, au clair de la pleine lune, pour arriver en haut à l'aube. La montagne est très boisée, mais le chemin a été cimenté tout le long ; j'imagine notamment dans l'objectif de ne pas marcher sur des bêbêtes (et tant pis s'il a fallu pour cela étouffer sous le ciment une surface importante du sol). Vite distanciée par Joseph, je marche dans le noir en croisant régulièrement des pèlerins seuls ou en famille, de tous âges. C'est à la lumière de la lune que je m'aperçois qu'ils font le chemin pieds nus, mais certains préfèrent faire appel à des porteurs, 2 ou 4 pour une personne, assise sur une chaise ou sur une sorte de brancard. Quel boulot ! J'espère qu'ils sont correctement payés au moins ! Des hommes se baissent sur le chemin pour écarter de nos pas chaque ver de terre égaré. Régulièrement, de petites cahutes de bois proposent de chaque côté du chemin à boire ou à manger. Les hommes qui les tiennent se réchauffent comme ils peuvent à la lueur de leur gaz. Je croise de temps en temps des ombres accroupies, des porteurs en attente de clients ou des mendiants. Tout cela dans une semi-obscurité, une semi-fraîcheur et un semi-silence qui me transportent petit à petit au-dessus du brouillard de poussière et de pollution de l'Inde des villes. 
C'est à l'aube que j'arrive en haut du Parasnath, magnifique panorama de verdure et de quiétude. Une auréole rouge-orangé m'entoure dans le ciel à 360° j'arrive juste à temps pour voir le soleil se lever entre deux pics. Et découvrir tout plein de temples blancs érigés en haut de ces pics : c'est la deuxième étape du pèlerinage, 9 autres km, d'aller de l'un à l'autre, montant et descendant sur le flanc de la montagne. Mais d'abord un petit tchaï brûlant pour requinquer et réchauffer. Tous ces temples en marbre blanc se ressemblent pas mal, ils renferment tous la trace de deux pieds qui appartiendraient à un de leurs 23 « dieux » qui sont plutôt en fait des sortes de prophètes (je n'en dirai pas plus sur le panthéon jaïn ; je n'ai pas bien compris). Dans le Temple de l'eau, nous faisons la rencontre inattendue du responsable du site qui semble ravi de nous accueillir dans sa petite pièce pour nous faire la conversation. Les jaïns, apprend-on, sont 0,1% de la population indienne, mais représentent 25% des impôts de l'Inde. Le grand industriel Tata, par exemple, est jaïn. Le comble du dépaysement, c'est que c'est dans cet endroit insolite, dans une petite pièce derrière un temple en haut d'une montagne, que nous apprenons par ce Monsieur la catastrophe de l'ouragan Sandy aux États-Unis. Avec les news BBC à la télé pour preuve !
Le lendemain, nous restons sur place en bas de la montagne ; j'erre un peu dans le village où j'échange un semblant de conversation avec un petit groupe de villageois tout étonnés de comprendre que j'ai aussi gravi la montagne. Je constate que je commence enfin à me détendre sous les regards francs et curieux des gens qui ne voient pas d'Occidentaux souvent et ne se gênent pas pour se planter devant toi, parfois en groupe, en t'observant des pieds à la tête. Une curiosité si simple, qui n'essaye pas de se cacher artificiellement, accompagnée d'un sourire tout aussi naturel et d'un regard aussi direct qu'il est sain. En Inde, et ici en particulier, on ne soupçonne aucune moquerie derrière le sourire des gens, aucune arrière-pensée commerciale ou séductrice. Juste de l'intérêt bienveillant pour une rencontre. Quelque chose qui a sans doute quelque chose à voir aussi avec la pureté recherchée par les jaïns.

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