mardi 16 octobre 2012

Des hommes, des singes et des dieux


Une semaine qui est passée vite, avec deux nuits dans le train et pas mal de déplacements en tous genres. Mais ça fait partie du voyage !
Nous arrivons lundi à Mathura, qui ne se laisse pas facilement décrire. C'est une petite ville en bord de rivière, faite de ruelles étroites principalement dédiées à des échoppes. Une forme de souk en somme, agité, vivant, coloré, odorant. Auto- et vélo-rickshaws, charrettes, motos... vaches. Des temples un peu partout, souvent tout petits. Notre hôtel donne directement sur le quai de la rivière, avec une terrasse d'où nous pouvons observer à l'envi le balai des premiers habitants de Mathura... les singes ! 

Des singes partout, par dizaines, et pas toujours sympathiques. Je le constate moi-même quand, alors que je filme leurs allées et venues depuis la terrasse de l'hôtel, l'un d'entre eux arrive derrière moi et essaye de me chiper mon sac. Heureusement ce dernier est bien accroché et j'ai avec moi une barre en fer, arme défensive qu'on nous conseille pour ce type de rencontres. Ici les singes ont l'habitude de chiper tout ce qui peuvent et certains sont même dressés par des gamins qui revendent les objets à leurs propriétaires contre quelques roupies. Il paraît même que certains singes utilisent de l'argent volé pour « acheter » des objets, comme ils ont dû observer les humains le faire. Je suppose qu'ils se font rouler sur le prix, ça leur apprendra ! 
N'empêche que c'est un spectacle fascinant que de les voir crapahuter partout, souvent en familles, les petits accrochés sur le ventre ou le dos de leur mère. Ils montent aux arbres, se balancent aux câbles électriques, sautent d'un toit à l'autre, rentrent et sortent de partout. Et comme ils sont sacrés, autant dire que pour eux, c'est la fête ! Philippe en a vu un faire une mauvaise chute dans l'eau. Ils décortiquent les ordures et s'épouillent n'importe où. Pas très beaux (ils ont le cul tout rouge), les plus petits sont quand même trop mignons !
Attention, vous entrez dans une zone d'écriture à contenu religieux.
Près de Mathura, Vridavan est une ville garnie de temples, assez grands cette fois, et aux styles très variés mais valant chacun le coup d’œil de touristes curieux, quel que soit notre rapport au religieux. Un rickshaw nous fait faire le tour de quelques-uns en quelques heures, en commençant par les plus anciens et leurs rites traditionnels, que ce soit ce grand temple sikh blanc sur plusieurs étages ou cet autre où trône une colonne dorée. 

Passage par un temple de Hara Krishna, assez flippant : les Hara Krishna passent leurs journées à répéter le nom du Dieu Krishna dans une espèce de torpeur envoûtante. On reconnaît leurs adeptes hommes au crâne rasé duquel ne subsiste qu'une petite mèche de cheveux derrière. La présence d'un certain nombre de fidèles blancs y est assez perturbante étant donné l'étrangeté absolue du lieu par rapport à nos repères occidentaux. Et surtout, le culte de la personnalité a l'air ici d'y être assez développé, comme en témoignent ces statues dorées, mais très ressemblantes, telles des moulages à l'effigie de je ne sais quels gourous. 
Un des derniers temples n'a que 7 mois, commandé par un « swami » (saint) pour sa propre gloire (son portrait sculpté y est omniprésent, toujours de façon élégiaque). Mais surtout c'est un temple de Disneyland : grand, blanc, avec d'immenses esplanades carrelées de marbre ; à l'intérieur, des couleurs flashy et des néons sur tous les tons, sans compter les lustres, variantes étranges des boules à facettes de discothèque. 
A l'extérieur des scènes improbables faites de statues en plastique peint... 
Avec le dernier temple, c'est le bouquet. Voir rien que de loin cette statue gigantesque de la déesse Durga assise sur un lion terrifiant suffit amplement à me donner le vertige, je n'irai pas visiter celui-là. Bref, je vous laisse regarder ma sélection de photos, ça vaut vraiment le coup d’œil. 
Comme vous le constatez, il m'est difficile de garder un ton neutre face à autant de découvertes désarçonnantes, l'ironie me chatouille souvent et cela demande un vrai effort de distanciation que de ne pas porter de jugement esthétique ou moral sur ce que nous voyons. Par exemple, les Indiens n'ont visiblement pas le sens du matériau noble comme nous : peu importe que leurs statues soient faites en mauvais plastique mal peint et absolument pas durable. Leur représentation du temps lui-même est tellement différente de la nôtre ; comme ils fonctionnent sur un temps cyclique (cycles des réincarnations) et non linéaire comme nous, la notion de patrimoine n'a pas de valeur pour eux. Plus largement, leur esthétique n'a rien à voir avec la nôtre, mais on pourrait en dire autant des chrétiens d'Amérique latine qui ont développé aussi un goût prononcé pour ce que nous appelons rococo, bling bling, kitsh ou toc. Selon moi, cela s'explique par le fait que les populations aux conditions de vie les plus difficiles ont davantage la notion de l'instant présent (lié à la nécessité de survie quotidienne), d'où le goût pour tout ce qui apporte un plaisir immédiat à l’œil, peu importe sa longévité. Alors que nous, qui avons le confort de faire des projets sur un temps plus long, regardons plus facilement un objet en fonction de sa perspective historique (dans le passé) ou de l'inaltérabilité de sa beauté (dans le futur), en oubliant parfois complètement de l'apprécier à l'instant T (d'ailleurs bien souvent l'objectif de notre appareil photo s'empare de notre vue avant notre propre œil). 
Mais ce qui est sans doute le plus choquant dans ce que je vois de la religion hindoue, c'est ce manque de frontières apparentes entre les dieux et les hommes. L'hindouisme est une religion très ancienne et complexe (d'ailleurs composée de croyances et rites variés qui n'ont été compilés en tant qu'une seule et même religion que récemment). Originellement, elle est monothéiste (le Dieu unique appelée Brahman), mais Dieu est lui-même décliné en une sorte de trinité composée de trois dieux, Brahma le dieu-créateur, Vishnou et Shiva, plus ou moins adorés selon les différentes traditions hindoues et parfois sous d'autres noms avec des attributs différents. Cela donnerait au final 33 millions de dieux ! Chacune de ces divinités a sa biographie, ses anecdotes, ses histoires d'amour (donc il y a aussi des déesses), ses caractéristiques plus ou moins contradictoires et fantastiques. Cela ressemble un peu au panthéon des dieux grecs ou romains (d'ailleurs il y a souvent des correspondances entre les dieux hindous et les dieux occidentaux antiques) dans lequel viennent « piocher » les fidèles en fonction de leurs traditions et de leurs besoins. Toutes ces divinités peuvent avoir elles-mêmes des « avatars », sortes d'incarnations sur terre sous la forme d'humains (par exemple des prophètes comme le Bouddha ou Jésus seraient l'incarnation de je ne sais plus lequel de ces dieux) ou de personnages légendaires. Tout cela serait encore simple si ne venait pas s'ajouter à cela le rôle des swamis, les saints, vénérés souvent comme des dieux, après leur mort ou même de leur vivant, et des gourous, qui ne sont censés être que des maîtres spirituels mais dont les marques de révérence semblent souvent frôler le culte de la personnalité, voire l'idolâtrie. Cette frontière floue entre le divin et l'humain est sans doute, à l'image de la figure de Jésus-Christ, une façon de renvoyer le fidèle à sa propre part de mystère divin et à ses propres capacités à s'élever spirituellement. Mais cela entretient aussi des ambiguïtés très inégalitaires entre les hommes qui expliquent facilement à quel point le système de castes structure la société indienne. Cela semble aussi engendrer souvent un fatalisme de condition qui sape la liberté individuelle que ce soit de créer, d'innover en pensée et en conscience, ou d'agir pour défendre ses droits fondamentaux. Sous réserve de toutes les mauvaises interprétations et compréhensions que je puisse faire avec le peu de connaissances acquises, je peux comprendre pourquoi des grandes personnalités modernes s'étant intéressées au sort des plus pauvres, comme Gandhi, Baba Amte ou Rajagopal, se soient plus ou moins distanciées de leur tradition religieuse, ou en tout cas se soient inspirées d'autres philosophies complémentaires.

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